samedi 22 janvier 2011

Extrait du nouvel ouvrage d'Etienne Bimbenet


Etienne Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus (Paris, Gallimard, coll. Folio essais Inédit, 2011), p. 9-21.
© Editions Gallimard, 2011.




Introduction

L’ORIGINE ANIMALE

« Notre chair, qui êtes en nous comme la pensée d’un autre »
V. Novarina, L’Espace furieux.



            Plus personne ou presque ne doute aujourd’hui de notre origine animale. Elle est ce qu’on appelle un acquis scientifique ; comme telle, elle appartient désormais à notre paysage mental. C’est une chose pourtant de savoir que nous provenons de l’animal ; c’en est une autre, autrement difficile, de se réapproprier ce savoir verbal pour en faire l’objet d’une véritable expérience de pensée.
            La philosophie a-t-elle jamais tenté cette expérience ? Ou serait-elle, obstinément et sans même le savoir, restée tributaire de pensées qui l’en écartent ? En ceci l’origine animale est peut-être comparable à la mort. La mort est ce que nul ne peut nier, et qu’on oublie pourtant ; elle est cet événement irréfutable, mais passé sous silence ; inévitable, et néanmoins toujours évité. La philosophie arme contre ce divertissement toutes ses ressources d’éveil et de lucidité. Or il est temps qu’elle affronte avec la même énergie notre passé animal. Celui-ci représente en effet une énigme existentiellement équivalente, qu’on rencontre non pas en avant de nous mais plutôt derrière nous, du côté de notre provenance naturelle : celle d’un événement à la fois certain mais, comme toute transformation radicale, inexpérimentable. Nous en venons, mais de si loin et il y a si longtemps déjà, que cet étrange passé fait d’os et de pierre n’est plus rien pour nous. Il faudrait toute la philosophie du monde, son savoir et sa sagesse, pour nous rappeler ce passé et nous exhorter au souvenir. Il faudrait une philosophie en lutte contre cette distraction, résolue à méditer le passé naturel autant que l’avenir mortel.
            Certes les mots ne manquent pas, pour dire notre animalité passée ; mais de même qu’avec la mort ils portent à faux, divertis de l’essentiel, vides de sens et d’expérience. Notre origine animale ne peut se regarder en face ; or il y a à cela, pensons-nous, une raison précise. Il se trouve en effet que nous ne savons dire cette origine qu’en des mots ou trop humains – l’homme comme être humain - ou trop naturels – l’homme comme animal humain. Dénaturalisés, ou au contraire suprêmement naturalisés, nous nous accommodons mal de cette origine, ne sachant pas l’accommoder au lieu précis où elle se trouve. D’un côté l’humanisme donne tout à l’homme : la Pensée ou la Raison, la Socialité ou la Technique, autrement dit des qualités absolues, qui font d’emblée de l’homme un être hors nature ou métaphysique. Cet humanisme de droit divin n’est pas seulement une chose du passé : nous en sommes tous secrètement complices chaque fois que, employant des mots qui nous installent dogmatiquement en pleine humanité, nous occultons sous des attributs éternels le processus de l’hominisation. D’un autre côté nous savons, par toute la science qui est aujourd’hui la nôtre, que nous sommes une espèce advenue et même tard venue dans l’histoire de la nature. En ceci le darwinisme, comme dit si bien Nietzsche, est notre « dernier grand mouvement scientifique »[1]. Nul ne saurait reculer aujourd’hui en deçà de l’évolutionnisme, sauf à jouer la conviction contre les preuves, la solitude contre l’argumentation, l’autorité de la foi contre l’autorité des faits. Mais c’est dire alors qu’une vérité s’attend, complexe, entre l’humanisme qui est spontanément le nôtre en tout langage, et le naturalisme avéré par la science. Nous visons mal notre humanité parce qu’elle s’annonce à mi-chemin de deux perspectives adverses, et dont chacune, en réalité, paraît vraie jusqu’au bout.


Naturalisme et humanisme


L’homme est de part en part un vivant, voilà ce qu’il y a de vrai dans le naturalisme de la science. Nous vivons aujourd’hui sous le chef d’au moins quatre révolutions qui, d’une manière étonnamment convergente, réassurent la parenté de l’être humain et du reste des vivants. La biologie moléculaire nous a définitivement appris que nous partagions sinon le même patrimoine héréditaire du moins le même code génétique que tous les autres vivants : la vie s’écrit et se transmet de la même manière chez l’homme et chez la bactérie. À cette unité structurelle du vivant s’ajoute la découverte de parentés naguère encore inimaginables : nous partageons par exemple plus de 98% de nos gènes avec les grands singes ; 1,6% seulement nous séparent des chimpanzés, quand 2, 3% séparent ces derniers des gorilles[2]. Par ailleurs les sciences cognitives, et plus particulièrement l’éthologie cognitive, retrouvent les mêmes processus de découverte, de traitement et de transformation de l’information,  ici simplifiés et comme mécanisés, là graduellement affinés et complexifiés, chez l’animal et chez l’homme. Pour un cognitiviste, les phénomènes mentaux sont fondamentalement des phénomènes naturels ; ce qui signifie qu’ils doivent être, jusque dans leur plus grande diversité (perception, mémoire, réflexion, raisonnement, jugement moral, croyance religieuse, sentiment amoureux…) étudiés depuis la seule méthode des sciences de la nature. C’est l’hypothèse de départ, en forme de présupposé méthodologique universel : « L’homme est un animal singulier qui s’explique comme les autres »[3]. De son côté la primatologie du dernier demi-siècle, multipliant les observations de terrain et de longue durée, n’a cessé d’augmenter le nombre des précurseurs possibles d’une socialité humaine, du côté de comportements d’alliance, de réconciliation, d’imitation, de tromperie ou encore d’entraide. Un fil continu relie ainsi les comportements animaux et humains, mais aussi l’ensemble des processus cognitifs qui sous-tendent ces comportements, enfin le capital génétique des uns et des autres. L’homme est un vivant aussi superlatif qu’on voudra, mais dont les performances les plus exceptionnelles sont encore des performances de la vie en lui. Mais c’est en réalité la paléoanthropologie qui en ce domaine s’avère la plus convaincante, elle qui nous fait les spectateurs directs du processus hominisant. Aussi loin en effet qu’on veuille aller dans la reconnaissance d’une spécificité humaine, il faut tenir que c’est une histoire de fait, avec ses promotions hasardeuses et ses avancées contingentes, qui a produit notre humanité. La science de l’hominisation le dit depuis un demi-siècle, c’est là sa conclusion fondamentale : contre une téléologie qui voudrait faire converger les différentes conquêtes évolutives vers la forme finale de notre humanité présente, il faut accepter de voir dans chacune de ces conquêtes un « plateau adaptatif » qui aurait pu se stabiliser à jamais, comme ce fut le cas pour la plupart des hominidés qui concoururent au buissonnement aléatoire de l’hominisation, et qui finirent par disparaître. Dans la série même qui mène à l’homo sapiens, plus de quatre millions d’années séparent l’apparition de la bipédie et la fabrication d’outils, il faut ensuite un autre million d’années pour voir se mettre en place une industrie lithique élaborée (vraisemblablement appuyée sur le langage), encore un autre million d’années pour voir s’imposer notre anatomie actuelle : chacun de ces événements aurait pu, c’est la définition même de la contingence, ne pas être[4]. Ainsi toute la science concourt à naturaliser le phénomène humain ; plus elle va, et plus elle semble faite pour décréter « la fin de l’exception humaine »[5].
            Reste que ce fait de l’évolution, irréductible, définitif, n’est pourtant pas toute notre expérience. Une fois apparu, et aussi hasardeuse soit cette apparition, l’homme se rend nécessaire à lui-même. Tel qu’il se vit, dans le commerce qu’il entretient spontanément avec ses semblables, il se fait un droit de son existence de fait, voilà le problème qu’il faut affronter. À ce niveau, et à condition de l’entendre sur le fond d’une contingence radicale, la proposition de l’humanisme redevient légitime. Un absolu se déclare dans l’expérience que nous faisons de notre humanité, l’absolu d’un horizon de droit ; aussi illusoire soit cette expérience, c’est une illusion ou une expérience dont il faut au moins pouvoir rendre compte. La reconnaissance de l’homme par l’homme vise non des faits, mais une dignité. Quel que soit l’état empirique de celui que je rencontre, aussi déchu soit-il dans ses différentes capacités de langage, de pensée ou d’action, je lui reconnais immédiatement la qualité d’homme, dans un mouvement de respect sans preuves. Cette assomption d’une humanité de plein droit accomplit ni plus ni moins qu’une « désanimalisation » de l’homme : le regard de respect que nous portons sur l’autre homme est un regard séparant, qui accorde à l’homme une valeur absolue que nous n’accorderions à aucun animal. La valeur que nous donnons à l’animal se nourrit d’une empathie réelle, elle se réfléchit même depuis quelques années dans une éthique élargie, qu’auront  puissamment contribué à légitimer aussi bien une phénoménologie parcourant les différents degrés de la vie (Jonas), une philosophie d’inspiration juridique mesurant les différents types de droits (Feinberg, Regan), qu’un calcul utilitariste des différents intérêts individuels (Singer). Mais quels que soient les motifs qui président à la reconnaissance d’un droit des animaux, quelle que soit la définition qu’on se sera donnée de la subjectivité animale (conative ou pathique, perceptive ou pratique), il n’empêche que cette subjectivité reste de fait, n’atteignant à aucun moment l’absoluité dont s’investit, aussi curieux que cela puisse paraître, la subjectivité en tant qu’humaine. Quand les biotechnologies radicalisent la contingence de notre humanité, à travers le pouvoir inédit qu’elles nous donnent d’en varier les contours, leur pouvoir de métamorphose ne cesse d’achopper sur le noli me tangere d’un corps vécu, chez soi ou chez autrui, comme intangible en sa figure présente. La liberté de décider pour soi et de disposer de son corps par la technique, l’absolu tardivement conquis de la liberté individuelle, se heurtent à une absoluité plus archaïque et plus obscure, celle d’un corps biologique mystérieusement sanctuarisé par son appartenance à l’espèce humaine. La bioéthique commence toujours par cet arbitrage impossible, elle balance entre l’infinie plasticité d’un corps de fait, qui n’est rien d’autre que ce que la nature en a fait et que l’homme peut encore en faire, et la dignité d’un corps de droit, objet non de manipulation mais de respect. Le corps humain est une somme de hasards objectifs transfigurés en source de droit, un fait qui pourtant fait droit[6].
            Ici on pourrait objecter qu’un tel humanisme n’oppose au naturalisme aucune résistance sérieuse. Si cette absolutisation de l’humain est le fait de l’être humain lui-même, alors rien n’empêche cette autocélébration de n’être qu’une illusion. L’humanisme ainsi conçu s’apparente à un ensemble de fictions trop humaines qui s’appellent la métaphysique, et comme tel appartient davantage au passé de la philosophie qu’à son avenir. La sacralisation de la vie humaine rappelle la dommageable erreur de classification dont parle Platon dans le Politique[7] : dès que nous tentons de nous situer dans l’ordre des vivants nous nous exceptons spontanément de toute animalité, posant d’un côté le genre des humains, de l’autre le genre des animaux. De même qu’une grue diviserait les vivants entre les grues et tous les autres, ou que le Grec renvoie tous ceux qui ne sont pas Grecs sous le nom de « Barbares », celui qui classe, parce qu’il est celui qui classe, comme plus généralement celui qui parle, parce qu’il est celui qui parle, tombent sous le coup d’une inévitable autovénération. Dire « l’animal » pour y englober pêle-mêle toutes les espèces animales, utiliser un mot et un seul (« l’animot », comme disait Derrida[8]) en lieu et place d’une taxinomie rigoureuse, c’est bafouer la différence irréductible d’animal à animal, selon une violence et un aveuglement qui sont le fond même de l’anthropocentrisme. En ceci la tradition de la métaphysique occidentale, qui n’a jamais cessé de conforter de ses partages fondateurs la différence anthropologique (opposant l’homme à l’animal comme l’intelligible au sensible, l’esprit à la matière, la liberté au déterminisme, la loi morale ou politique à la loi naturelle, la culture à la nature, etc.), cette tradition représente sans doute à l’égard de l’animal une forme de violence inaugurale, la violence du déni théorique préparant et comme légitimant la violence éthique de l’exploitation technique - le « sacrifice fondateur de l’animal »[9] par la philosophie accompagnant de ses arguments rebattus la « guerre sacrificielle »[10] faite à l’animal depuis que l’homme est homme. C’est ainsi que le naturalisme jouit aujourd’hui d’une autorité qui n’est pas seulement celle de la science, mais également celle de l’éthique (une éthique égalitariste ou démocratique de la différence). À beaucoup il semble aujourd’hui anachronique de soutenir philosophiquement la thèse d’un propre de l’homme ou d’une exception humaine : car cela semble une restauration métaphysique, autant qu’un grief fait à cet autre absolument autre qu’est l’animal[11].
            Le problème, c’est que quelque chose résiste dans la métaphysique elle-même. Résister signifie : être encore vivant après le combat, fût-ce au prix d’une radicale transformation de soi. Or il se trouve que, si l’on soumet l’humain au feu du naturalisme, si l’on tente une « purgation »[12] réductionniste de notre humanité, on aperçoit une postulation (absolutisante) qui refuse obstinément de céder la place. Soit l’école du soupçon. On réduit l’humain en faisant apparaître ses aspirations idéales (à commencer par son autopromotion) comme autant de désirs illusoires, commandés par une dynamique d’ordre pulsionnel (critique du narcissisme anthropocentrique chez  Freud), socio-économique (critique des droits de l’homme chez Marx) ou vital (critique du ressentiment métaphysique chez Nietzsche). Cette triple épreuve est légitime tout simplement parce qu’à travers elle progresse notre intelligence du phénomène humain. Mais ce bénéfice théorique doit être bien compris. Apercevoir l’être humain comme un être enfin libéré de son ciel métaphysique, un animal décapité, un grand corps acéphale enfin rendu à ses investissements pulsionnels, c’est rater l’essentiel. Et l’essentiel ici, c’est justement le système des illusions nécessaires, celui que révélèrent (autant qu’ils le  dénoncèrent) Nietzsche, Marx et Freud. L’essentiel, c’est une vie étrangement tissée d’idéal, et par là radicalement spécifiée ; c’est un vivant qui, seul parmi les vivants, rêve sa vie et l’idéalise en même temps qu’il la vit. Si l’on revient sur la sacralité dont se drape spontanément le corps humain, ou sur le respect que nous accordons spontanément à l’autre homme, on y aperçoit tout autre chose qu’un ensemble de préjugés hérités du passé, un anthropocentrisme de contrebande, sécularisant l’homme des religions anciennes, créé unique à l’image de dieu unique[13]. On aperçoit un ensemble de présomptions absolues dont on voit bien, aussi illusoires soient-elles (et comment l’absolu pourrait-il être autre chose qu’une illusion ?), qu’elles structurent notre humanité en profondeur. S’il existe pour nous des valeurs qui sont « de droit », comme on dit, et non « de fait » ; si par exemple la liberté nous apparaît comme une conquête politique désormais intangible ; si le sentiment de l’injustice rumine l’idée d’un scandale plutôt que celle d’un simple dommage, et en appelle toujours implicitement à un tribunal universel ; si nos investissements affectifs s’enflent d’un excès dont la violence (dans l’amour ou dans la haine, dans le coup de foudre ou dans la jalousie) n’a pas grand-chose à voir avec les cycles finis du désir et de la satisfaction ; s’il nous arrive d’avoir des convictions, c’est-à-dire le sentiment, parfois, d’être dans le vrai et d’en pouvoir convaincre autrui ; si nous faisons l’expérience d’états de chose que nous croyons vrais ou réels absolument ; si enfin il existe pour nous une « réalité » que nous vivons comme « la » réalité, qui est en droit ce qu’elle est ; alors nous mesurons chaque jour, dans le domaine souvent inflexible des relations morales et politiques, dans celui, souvent brûlant, des sentiments, comme dans la plus simple de nos perceptions, la distance infinie qui sépare le droit du fait. Ainsi la métaphysique est un système d’illusions qui, parce qu’elles ne sont que des illusions, confortent le naturalisme ; mais qui, comme ensemble d’illusions constitutives de la vie humaine, finissent par spécifier d’une manière irréductible une telle vie. Si on accepte de lui faire faire un pas de plus dans la direction qu’elle indique elle-même, la philosophie du soupçon apparaît moins réductrice que révélatrice : elle nous entretient d’une vie foncièrement absolutisante, et par là spécifiquement humaine.
            On entrevoit alors ce qui rend si difficile la pensée de notre provenance animale. Pour mesurer l’homme à la vie et l’envisager une fois pour toutes comme un « vivant humain », il faut tenter d’accomoder entre elles deux vérités adverses, celle de l’humanisme et celle du naturalisme. Il faut conjoindre deux points-de-vue incompossibles, faire se rencontrer deux perspectives totales et donc radicalement exclusives l’une de l’autre. Si la « nature humaine » se pense si difficilement, c’est qu’elle s’apparaît naturelle en même temps qu’humaine : improbable en son apparition, parce que survenu dans les conditions contingentes de la sélection naturelle, révisable en sa figure actuelle, l’homme pourtant absolutise tout ce qui est sien, comme Midas transformant en or tout ce qu’il touche[14]. Tout entier vivant, l’homme se vit tout entier humain en même temps, enclôt dans une humanité « absolue » - absoute, détachée, séparée. Tout entier issu du processus évolutif, il requiert pourtant des « explications éternelles »[15]. Il est, comme dit Tinland, « ce vivant dont les gestes mêmes font surgir dans le monde autre chose que ce qu’engendre la vie »[16]. Il faut s’en convaincre, s’enfoncer dans ce mystère, éprouver cet étonnement, car en réalité nous n’avons pas le choix. Les positions humaniste et naturaliste, pensées de manière exclusive, sont des pensées pauvres et étriquées. Au mieux l’humanisme est fade, confortablement installé qu’il est en pleine humanité ; au pire il avoue son ignorance, par son refus du fait évolutif. Le réductionnisme naturaliste, quant à lui, rate l’essentiel d’une vie humaine, c’est-à-dire l’ensemble de ces postulations infinies ou excessives avec lesquelles un homme n’en aura jamais fini. Chaque position ramène immanquablement avec elle la position adverse. Dès qu’il absolutise les privilèges humains, l’humaniste appelle l’ironie, le soupçon et la réduction. Inversement le réductionnisme, en son radicalisme, finit par se contredire lui-même : le scepticisme anthropologique, comme tout scepticisme, ne sait pas s’énoncer sans contradiction ; prétendant poser au moins la vérité minimale du naturalisme, prétendant ouvrir un horizon d’objectivité et de communication qui n’est valable que pour les hommes, le sceptique par l’acte même de la parole, par le fait résiduel de l’énonciation, reconnaît à l’humanité au moins un privilège sans partage possible. Le langage fait droit, il prétend dire « le » vrai ou « la » réalité ; or une telle prétention, même si dévorante, même si illusoire, n’échoit qu’à l’homme, et s’oppose directement à toute réduction naturelle : « Lorsque nous exprimons ou recevons un jugement réfléchi de fait ou de valeur, nous pensons que la validité de ce jugement est indépendante de toute fonction adaptative particulière »[17]. Il nous faut ainsi penser l’homme tout à la fois comme un fait naturel et comme porteur de valeurs absolues, comme on mêle l’eau et le feu. Il nous faut reconnaître un scandale qui n’est pas celui de la mort, mais qui comme elle brouille le regard et affole nos catégories.



[1] Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard (Idées), 1950, p. 315 (§357).
[2] Cf. Jared Diamond, Le Troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain, trad. M. Blanc, Paris, Gallimard (Folio essais), p. 47.
[3] Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, coll. Histoire de la pensée, 2010, p. 150.
[4] CF. Roger Lewin, L’Évolution humaine, trad. M. Blanc, Paris, Le Seuil (Points), 1991, p. 21-30. M. Groenen donne un récapitulatif précis des datations in Introduction à la préhistoire, Paris, Ellipses, 2009.
[5] Cf. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris Gallimard (NRF-Essais), 2007.
[6] Cf. Lucien Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 69 : « On va certes répétant cette thèse philosophique que du fait au droit il ne saurait y avoir passage. Mais si je me retourne vers le monde réel, je vois que ce passage y est lui-même un fait constant ».
[7] Platon, Le Politique, trad. L. Brison et J.F. Pradeau, Flammarion (GF), 2003, p. 86-88 (262a-263e).
[8] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 65.
[9] Ibid., p. 127.
[10] Ibid., p. 140.
[11] Le plaidoyer en faveur de l’animal peut ainsi facilement prendre des accents lévinassiens ou « hyperlévinassiens », comme en témoigne la tonalité nettement éthique prise par la déconstruction de la limite homme-animal, dans L’Animal que donc je suis : « Si je suis responsable de l’autre, et devant l’autre, et à la place de l’autre, l’animal n’est-il pas encore plus autre, plus radicalement autre, si je puis dire, que l’autre en lequel je reconnais mon frère, que l’autre en lequel j’identifie mon semblable ou mon prochain ? » (Ibid., p. 147-148).
[12] Élisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Paris, Albin Michel, 2008, p. 47.
[13] Cf. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, op. cit., p. 23-65.
[14] Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 198-199 : « Tout est nécessité dans l’homme, et, par exemple, ce n’est pas par une simple coïncidence que l’être raisonnable est aussi celui qui se tient  debout ou possède un pouce opposable aux autres doigts, la même manière d’exister se manifeste ici et là. Tout est contingence en l’homme en ce sens que cette manière humaine d’exister n’est pas garantie à tout enfant humain par quelque essence qu’il aurait reçue à sa naissance et qu’elle doit constamment se refaire en lui à travers les hasards du corps objectif [...] L’existence humaine nous obligera à réviser notre notion usuelle de la nécessité et de la contingence, parce qu’elle est le changement de la contingence en nécessité par l’acte de reprise ».
[15] Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, trad. S. Kronlund, Combas, L’Éclat, 1993, p. 96.
[16] Franck Tinland, La Différence anthropologique. Essai sur les rapports de la Nature et de l’Artifice, Paris, Aubier, 1977, p. 11.
[17] Patrick Pharo, « Nature, culture, significations dans les théories de l’homme », in L’Homme et le Vivant, dir. P. Pharo, Paris, PUF (Science, Histoire et Société), 2004, p. 49.